Dans un trou vivait un hobbit. Ce n'etait pas un trou deplaisant, sale et humide, rempli de bouts de vers et d'une atmosphere suintante, non plus qu'un trou sec, sablonneux, sans rien pour s'asseoir ni sur quoi manger: c'etait un trou de hobbit, ce qui implique le confort. Il avait une porte tout a fait ronde comme un hublot, peinte en vert, avec un bouton de cuivre jaune bien brillant, exactement au centre. Cette porte ouvrait sur un vestibule en forme de tube, comme un tunnel, un tunnel tres confortable, sans fumee, aux murs lambrisses, au sol dalle et garni de tapis ; il etait meuble de chaises cirees et de quantite de pateres pour les chapeaux et les manteaux. Le hobbit aimait les visites. Le tunnel s'enfonçait assez loin, mais pas tout a fait en droite ligne, dans le flanc de la colline - La Colline, comme tout le monde l'appelait a des lieues alentour- et l'on y voyait maintes petites portes rondes, d'abord sur un côte, puis sur un autre. Le Hobbit n'avait pas d'etages a grimper: chambres, salles de bains, caves, dependences (celles-ci nombreuses), penderies (il avait des pieces entieres consacrees aux vetements), cuisines, salles a manger, tout etait de plain-pied et, en fait, dans le meme couloir. Les meilleures chambres se trouvaient toutes sur la gauche (en entrant), car elles etaient les seules a avoir des fenetres, des fenetres circulaires et profondes, donnant sur le jardin et les prairies qui descendaient au-dela jusqu'a la riviere. Ce hobbit etait un hobbit tres cossu, et il s'appelait Baggins. Les Baggins habitaient le voisinage de La Colline depuis des temps immemoriaux et ils etaient tres consideres, non pas seulement parce que la plupart d'entre eux etaient riches, mais aussi parce qu'ils n'avaient jamais d'aventures et ne faisaient rien d'inattendu. On savait ce qu'un Baggins allait dire sur n'importe quel sujet sans avoir la peine de le lui demander. Ceci est le recit de la façon dont un Baggins eut une aventure et se trouva dire et faire les choses les plus inattendues. Il se peut qu'il y ait perdu le respect de ses voisins, mais il y gagna... eh bien, vous verrez s'il y gagna quelque chose en fin de compte. La mere de notre hobbit... Mais qu'est-ce que les hobbits ? Je pense que, de nos jours, une description est necessaire, vu la rarefaction de leur espece et leur crainte des Grands, comme ils nous appellent. Ce sont (ou c'etaient) des personnages de taille menue, a peu pres la moitie de la nôtre, plus petits donc que les nains barbus. Les hobbits sont imberbes. Il n'y a guere de magie chez eux que celle, tout ordinaire et courante, qui leur permet de disparaitre sans bruit et rapidement quand des grands idiots comme vous et moi s'approchent lourdement, en faisant un bruit d'elephant qu'ils peuvent entendre d'un kilometre. Ils ont une legere tendance a bedonner ; ils s'habillent de couleurs vives (surtout de vert et de jaune ); ils ne portent pas de souliers, leurs pieds ayant la plante faite d'un cuir naturel et etant couverts du meme poil brun, epais et chaud, que celui qui garnit leur tete et qui est frise ; ils ont de longs doigts bruns et agiles et de bons visages, et ils rient d'un rire ample et profond (surtout apres les repas, qu'ils prennent deux fois par jour quand ils le peuvent). Et maintenant vous en savez assez pour la poursuite de notre recit. Or donc, la mere de ce hobbit - c'est-a-dire Bilbo Baggins- etait la fameuse Belladone Took, l'une des trois remarquables filles du Vieux Took, chef des hobbits qui habitaient de l'autre côte de L'Eau, a savoir la petite riviere coulant au pied de La Colline. On disait souvent (dans les autres familles) qu'au temps jadis, l'un des ancetres Took avait dû epouser une fee. C'etait absurde, bien sûr, mais il y avait tout de meme chez eux, sans nul doute, quelque chose qui n'etait pas entierement hobbital, et de temps a autre des membres du clan Took se prenaient a avoir des aventures. Ils disparaissaient, et la famille n'en soufflait mot ; mais il n'en restait pas moins que les Took n'etaient pas aussi respectables que les Baggins, bien qu'ils fussent incontestablement plus riches. Ce n'est pas que Belladone Took ait eu des aventures apres etre devenue Mme Bungo Baggins. Bungo, le pere de Bilbo, construisit pour elle (en partie avec son argent) le plus luxueux des trous de hobbit qui se pût voir sous La Colline, sur La Colline ou de l'autre côte de L'Eau, et ils demeurerent la jusqu'a la fin de leurs jours. Mais si Bilbo, fils unique de Belladone, ressemblait en tous points par les traits et le comportement a une seconde edition de son solide et tranquille pere, il devait avoir pris au côte Took une certaine bizarrerie dans sa maniere d'etre, quelque chose qui ne demandait qu'une occasion pour se reveler. Cette occasion ne se presenta pas avant que Bilbo ne fût devenu tout a fait adulte ; il avait alors environ vingt-cinq ans ; il habitait dans le beau trou de hobbit qu'avait construit son pere et que j'ai decrit plus haut, et, il semblait qu'il s'y fût etabli immuablement. Un matin, il y a bien longtemps, du temps que le monde etait encore calme, qu'il y avait moins de bruit et davantage de verdure et que les hobbits etaient encore nombreux et prosperes, Bilbo Baggins se tenait debout a sa porte apres le petit dejeuner, en train de fumer une enorme et longue pipe de bois qui descendait presque jusqu'a ses pieds laineux (et brosses avec soin). Par quelque curieux hasard, vint a passer Gandalf. Gandalf ! Si vous aviez entendu le quart de ce que j'ai entendu raconter a son sujet (et ce que j'ai entendu ne represente qu'une bien petite partie de tout ce qu'il y a a entendre), aucune histoire, fût-ce la plus extraordinaire, ne vous etonnerait. Histoires et aventures jaillissaient de la façon la plus remarquable partout où il allait. Il n'etait pas passe par ce chemin au pied de La Colline depuis des eternites, en fait, pas depuis la mort de son ami le Vieux Took, et les hobbits avaient presque oublie son aspect. Il etait parti au dela de La Colline et de l'autre côte de L'Eau pour des affaires personnelles, a l'epoque où ils n'etaient que des petits hobbits et des petites hobbites. Bilbo, qui ne se doutait de rien, ne vit ce matin- la qu'un vieillard appuye sur un bâton. L'homme portait un chapeau bleu, haut et pointu, une grande cape grise, une echarpe de meme couleur par-dessus laquelle sa longue barbe blanche descendait jusqu'a la taille, et d'immenses bottes noires. - Bonjour ! dit Bilbo. Et il etait sincere. Le soleil brillait et l'herbe etait tres verte. Mais Gandalf le regarda de sous ses longs sourcils qui depassaient encore le bord de son chapeau ombreux. - Qu'entendez-vous par la ? dit-il. Me souhaitez- vous le bonjour ou constatez-vous que c'est une bonne journee, que je le veuille ou non, ou que vous vous sentez bien ce matin, ou encore que c'est une journee où il faut etre bon ? - Tout cela a la fois, dit Bilbo. Et c'est une tres belle matinee pour fumer une pipe dehors, par dessus le marche. Si vous en avez une sur vous, asseyez-vous et profitez de mon tabac ! Rien ne presse, nous avons toute la journee devant nous ! Bilbo s'assit alors sur un banc qui se trouvait a côte de sa porte, croisa les jambes et lança un magnifique rond de fumee grise qui s'eleva sans se rompre et s'en alla en flottant par-dessus La Colline. - Tres joli ! dit Gandalf. Mais je n'ai pas le temps de faire des ronds de fumee ce matin. Je cherche quelqu'un pour prendre part a une aventure que j'arrange et c'est tres difficile a trouver. - Je le crois aisement - dans ces parages- ! Nous sommes des gens simples et tranquilles, et nous n'avons que faire d'aventures. Ce ne sont que de vilaines choses, des sources d'ennuis et de desagrements ! Elles vous mettent en retard pour le diner ! Je ne vois vraiment pas le plaisir que l'on peut y trouver, dit notre M. Baggins. Et il passa un pouce sous ses bretelles, tout en emettant un nouveau rond de fumee encore plus grand que le precedent. Puis il prit son courrier du matin et se mit a lire, pretendant ne plus preter attention au vieillard. Il avait decide que celui-ci n'etait pas tout a fait de son bord, et il voulait le voir partir. Mais l'autre ne bougea pas. Il restait appuye sur son bâton, a regarder le hobbit sans rien dire, jusqu'a ce que Bilbo en ressentit une certaine gene et meme quelque irritation. - Bonjour ! dit-il enfin. Nous ne voulons pas d'aventures par ici, je vous remercie ! Vous pourriez essayer au dela de La Colline ou de l'autre côte de L'Eau. Il entendait par la que la conversation etait terminee. - A combien de choses vous sert ce mot de « bonjour », fit remarquer Gandalf. Vous voulez maintenant dire que vous desirez etre debarrasse de moi et que le jour ne sera pas bon tant que je n'aurai pas poursuivi mon chemin. - Pas du tout, pas du tout, cher monsieur ! Voyons, je ne crois pas connaitre votre nom ? - Si, si, cher monsieur, et moi, je connais le vôtre, monsieur Bilbo Baggins. Et vous savez le mien, quoique vous ne vous rappeliez pas le rapport qu'il y a entre lui et moi. Je suis Gandalf, et Gandalf, c'est moi ! Comment penser que je vivrais assez pour que le fils de Belladone Took me salue d'un bonjour comme si je vendais des boutons de porte en porte ! - Gandalf, Gandalf ! Dieu du Ciel ! Pas le magicien errant qui donna au Vieux Took une paire de boutons de diamant magiques qui s'agrafaient d'eux-memes et ne se defaisaient que sur ordre expres ? Pas le personnage qui racontait dans les reunions de si merveilleuses histoires de dragons, de geants, de la delivrance de princesses et de la chance inesperee de fils de veuves ? Pas l'homme qui faisait des feux d'artifice si parfaits ! Ah, je me les rappelle, ceux-la ! Le Vieux Took les donnait la veille de la Saint-Jean. Splendides ! Ils s'elevaient comme de grands lis, des gueules de lion ou des cytises de feu et restaient longtemps suspendus dans le crepuscule. Vous pourrez deja remarquer que M. Baggins n'etait pas aussi prosaïque qu'il se plaisait a le croire, et aussi qu'il aimait beaucoup les fleurs. - Mon Dieu ! poursuivit-il. Pas le Gandalf qui fut responsable de ce que tant de garçons et de filles bien tranquilles aient pris le large pour de folles aventures ? Cela allait de grimper aux arbres a rendre visite aux elfes - ou a s'embarquer sur des navires pour d'autres rivages ! Dieu me benisse, la vie etait tout a fait inter..., je veux dire qu'a un moment vous avez bien perturbe les choses par ici. Je vous demande pardon, mais je n'avais aucune idee que vous etiez toujours en activite. - Et où voudriez-vous que je fusse ? dit le magicien. Enfin..., je suis tout de meme content de voir que vous vous souvenez un peu de moi. Vous semblez garder un bon souvenir de mes feux d'artifice, en tout cas, et ce n'est pas sans espoir. De fait, en consideration de votre vieux grand-pere Took et de cette pauvre Belladone, je vous accorderai ce que vous m'avez demande. - Je vous demande pardon, mais je ne vous ai rien demande. - Si ! Par deux fois maintenant. Mon pardon, je vous l'accorde. En fait, j'irai jusqu'a vous lancer dans cette aventure. Ce sera tres amusant pour moi et tres bon pour vous - sans compter Ie profit, tres probablement, si vous reussissez. - Je regrette ! je ne veux pas d'aventures, merci. Pas aujourd'hui. Bonjour ! Mais venez prendre le the - quand vous voudrez ! Pourquoi pas demain ? Venez demain ! Au revoir ! Sur quoi, le hobbit se detourna et se refugia vivement derriere sa porte ronde et verte, qu'il referma aussi vite que le permettait la politesse. Apres tout, les magiciens sont des magiciens. « Pourquoi, diable , l'ai-je invite a prendre le the ? » se demanda-t-il, tout en se rendant au garde-manger. Il venait de prendre son petit dejeuner, mais il pensait qu'un ou deux gâteaux et un verre de quelque chose lui feraient du bien apres sa peur. Cependant, Gandalf etait reste debout a la porte et il rit longuement, mais en silence. Apres un moment, il s'approcha du vantail et, du fer de son bâton, il traça un signe bizarre dans la belle peinture verte. Puis il s'en fut a grands pas, a peu pres au moment où Bilbo achevait son second gâteau et commençait a penser qu'il avait fort bien esquive les aventures. Le lendemain, il avait completement oublie Gandalf. Il n'avait pas tres bonne memoire des choses, a moins de les inscrire sur son agenda, comme ceci The Gandalf mercredi. La veille, il etait trop agite pour rien faire de la sorte. Juste avant l'heure du the, une retentissante sonnerie se fit entendre a la porte, et alors il se souvint ! Il se precipita pour mettre la bouilloire a chauffer, sortir une seconde tasse et un ou deux gâteaux supplementaires ; puis il courut a la porte. - Excusez-moi de vous avoir fait attendre ! allait-il dire, quand il vit que ce n'etait nullement Gandalf, mais un nain avec une barbe bleue passee dans une ceinture doree et des yeux tres brillants sous son capuchon vert fonce. Aussitôt la porte ouverte, il entra tout comme s'il fût attendu. Il suspendit son capuchon a la patere la plus proche et dit avec un profond salut - Dwalïn pour vous servir ! - Bilbo Baggins a votre disposition ! dit le hobbit, trop surpris sur le moment pour poser des questions. Le silence qui suivit devenant genant, il ajouta : - J'etais sur le point de prendre le the ; venez le partager avec moi je vous en prie. C'etait dit d'un ton peut-etre un peu raide, mais il n'y mettait aucune mauvaise intention. Et que feriez-vous si un nain non invite venait suspendre ses effets dans votre vestibule sans un mot d'explication ? Ils n'etaient pas a table depuis bien longtemps (a peine, en fait, en etaient-ils au troisieme gâteau), quand il y eut un nouveau coup de sonnette, plus fort encore que le premier. - Excusez-moi ! dit le hobbit. Et il s'en fut repondre a la porte. - Ainsi vous voila enfin ! C'etait ce qu'il s'appretait a dire a Gandalf, cette fois. Mais il n'y avait pas la de Gandalf. A sa place, se tenait sur le seuil un nain d'aspect âge, avec une barbe blanche et un capuchon ecarlate ; et lui aussi entra d'un pas sautillant aussitôt la porte ouverte, tout comme s'il avait ete invite. - Je vois qu'ils ont deja commence d'arriver, dit-il en apercevant au portemanteau le capuchon vert de Dwalïn. Il suspendit a côte son manteau rouge et dit, la main sur le cœur : - Balïn, pour vous servir ! - Merci ! repondit Bilbo, suffoque. Ce n'etait pas exactement ce qu'il eût convenu de dire, mais le « ils ont commence d'arriver » l'avait grandement trouble. Il aimait recevoir des visiteurs, mais il aimait aussi les connaitre avant leur arrivee, et il preferait les inviter lui-meme. La pensee affreuse lui vint que les gâteaux pourraient manquer et alors - en tant qu'hôte, il connaissait son devoir et s'y tenait, quelque penible que ce fût - il lui faudrait peut-etre s'en passer. - Venez prendre le the ! parvint-il a dire en respirant profondement. - Je prefererais un peu de biere si cela vous est egal, mon bon monsieur, dit Balïn a la barbe blanche. Mais je veux bien du gâteau - du gâteau a l'anis, si vous en avez. - Des quantites ! repondit Bilbo, a sa propre surprise. Il s'aperçut en meme temps qu'il courait a la cave pour emplir une chope d'une pinte puis a la depense pour chercher deux magnifiques gâteaux ronds a l'anis qu'il avait fait cuire dans l'apres midi comme friandise d'apres le diner. A son retour, Balïn et Dwalïn bavardaient a table comme de vieux amis (de fait, ils etaient freres). Bilbo posait avec quelque brusquerie la biere et le gâteau devant eux, quand retentit derechef un violent coup de sonnette, puis un autre. « C'est Gandalf, pour sûr, cette fois », pensa-t-il en courant, haletant dans le couloir. Mais non ; c'etait encore deux nains, tous deux portant des capuchons bleus, des ceintures d'argent et des barbes blondes ; et tous deux avaient a la main un sac d'outils et une pelle. Aussitôt la porte entrebâillee, ils entrerent en sautillant - Bilbo fut a peine surpris. - Que puis-je pour vous, mes braves nains...? demanda-t-il. - Kili, pour vous servir ! dit l'un. - Fili ! ajouta l'autre, tandis que tous deux rabattaient leur capuchon bleu et s'inclinaient. - A votre service et a celui de votre famille ! repondit Bilbo, observant cette fois les convenances. - Je vois que Dwalïn et Balïn sont deja la, dit Kili. Allons rejoindre la foule. « La foule ! pensa M. Baggins. Je n'aime pas trop cela. Il faut vraiment que je m'asseye une minute pour rassembler mes esprits et boire quelque chose. » Il n'avait encore avale qu'une petite gorgee - dans le coin, tandis que les quatre nains, assis au tour de la table, parlaient de mines, d'or, de difficultes avec les gobelins, de depredations commises par des dragons et de quantite d'autres choses qu'il ne comprenait pas et qu'il ne desirai pas comprendre, car elles paraissaient beaucoup trop aventureuses - quand, ding-dong-a-ling-dang voila que sa sonnette retentit derechef, comme si quelque petit hobbit s'evertuait a en arracher la poignee. - Il y a quelqu'un a la porte ! dit-il, cillant. - Quatre, m'est avis d'apres le son, dit Fili. D'ailleurs, nous les avons vus venir au loin derriere nous. Le pauvre petit hobbit s'assit dans le vestibule et mit sa tete dans ses mains, se demandant ce qui allait arriver et s'ils allaient tous rester pour diner. Mors, la sonnette retentit plus fortement que jamais et il dut courir a la porte. Ils n'etaient pas quatre finalement, mais CINQ. Un autre nain etait arrive pendant qu'il se posait des questions dans le vestibule. A peine avait-il tourne le bouton qu'ils etaient tous entres et qu'ils saluaient en disant l'un apres l'autre : « Pour vous servir. » Ils s'appelaient Dori, Nori, Ori, Oïn et Gloïn ; presque aussitôt deux capuchons pourpres, un gris, un brun, et un blanc se trouverent suspendus aux pateres, et ils allerent retrouver les autres a la queue leu leu, leurs larges mains enfoncees dans leurs ceintures or ou argent. Cela faisait deja presque une foule. Certains demandaient de la biere blonde, d'autres de la brune, un du cafe, et tous des gâteaux ; aussi, le hobbit fut-il tres occupe durant un moment. Un grand pot de cafe venait d'etre installe dans l'âtre, les gâteaux a l'anis avaient disparu et les nains s'attaquaient a une assiette de scones beurres, quand vint un rude pan-pan sur la belle porte verte du hobbit. Quelqu'un cognait avec une canne ! Bilbo se precipita dans le vestibule, tres mecontent, mais en meme temps abasourdi et trouble - c'etait le mercredi le plus embarrassant de tous ceux dont il eût souvenance. Il ouvrit la porte d'un mouvement si brusque qu'il s'ecroulerent tous l'un sur l'autre a l'interieur. Encore des nains, quatre de plus ! Et derriere, il y avait Gandalf qui, appuye sur son bâton, etait agite d'un grand rire. Il avait fait une veritable encoche sur la belle porte ; il avait egalement supprime, soit dit en passant, la marque secrete qu'il y avait tracee la veille au matin. - Tout doux ! Tout doux ! dit-il. Ce n'est pas dans votre maniere, Bilbo, de faire attendre des amis sur le paillasson, et puis d'ouvrir la porte comme un pistolet a bouchon ! Permettez-moi de vous presenter Bifur, Bofur, Bombur et particulierement Thorïn ! - Pour vous servir ! dirent Bifur, Bofur et Bombur, alignes. Ils suspendirent alors deux capuchons jaunes et un vert ; et aussi un bleu ciel avec un long gland d'argent. Ce dernier appartenait a Thorïn, un nain extremement important, qui n'etait autre, en fait, que le grand Thorïn Oakenshield [1] en personne, lequel etait fort mecontent de tomber a plat ventre sur le paillasson de Bilbo avec Bifur, Bofur et Bombur sur le dos. Sans compter que Bombur etait enormement gros et lourd. En fait, Thorïn etait tres hautain, et il ne fit aucune allusion au « service » ; mais le pauvre M. Baggins exprima tant de fois son regret que l'autre finit par grogner : - C'est sans importance. (Et il cessa de faire grise mine.) - Eh bien, nous voila tous arrives ! dit Gandalf, observant la rangee des treize capuchons - parmi les meilleurs capuchons detachables pour reunions mondaines - suspendus avec son propre chapeau. Voila une reunion tout a fait joyeuse ! J'espere qu'il reste quelque chose a manger et a boire pour les derniers venus ! Qu'est-ce que cela ? Du the ! Non, merci. Un peu de vin rouge pour moi s'il vous plait. - Pour moi aussi, dit Thorïn. - Et de la confiture de framboises avec de la tarte aux pommes, ajouta Bifur. - Et des mince-pies avec du fromage, dit Bofur. - Et du pâte de porc avec de la salade, dit Bombur. - Et d'autres gâteaux - de la biere blonde - et du cafe, si vous le voulez bien, crierent les autres nains par la porte. - Mettez aussi quelques oeufs a cuire, vous serez bien brave ! cria Gandalf, tandis que le hobbit s'en allait en clopinant vers ses depenses. Et n'oubliez pas de sortir le poulet froid et les cornichons. « On dirait qu'il connait aussi bien que moi le contenu de mes garde-manger ! » pensa M. Baggins qui, positivement demonte, commençait a se de mander si une affreuse aventure ne venait pas de penetrer dans sa maison. Le temps qu'il eût entasse toutes les bouteilles, les plats, les couteaux, les fourchettes, les verres, les assiettes, les cuillers et tout sur de grands plateaux, il se sentit tout transpirant, congestionne et tres contrarie. La peste soit de ces nains ! s'ecria-t-il tout haut. Que ne viennent-ils m'aider un peu ! Et voila que Balïn et DwaIïn etaient a la porte de la cuisine, et Fili et Kili derriere eux ; avant qu'il n'eût pu dire « couteau » ils avaient fait passer les plateaux et deux petites tables dans le salon, où ils disposerent tout a nouveau. Gandalf presidait a la reunion, avec les treize nains ranges a la ronde ; et Bilbo s'assit sur un tabouret pres de la cheminee pour grignoter un biscuit (il avait perdu tout appetit), tout en s'efforçant de paraitre trouver tout cela parfaitement naturel et depourvu de toute suggestion d'aventure. Les nains mangerent tant et plus, parlerent tant et plus, et le temps passait. Enfin, ils repousserent leurs chaises, et Bilbo se mit en devoir de rassembler les assiettes et les verres. - Je pense que vous resterez tous pour diner ? dit-il sans enthousiasme, de sa voix la plus polie. - Bien sûr ! dit Thorïn. Et apres. Nous n'en aurons termine qu'assez tard, et il nous faut d'abord de la musique. Allons-y pour debarrasser ! La-dessus, les douze nains - pas Thorïn qui, vu son importance, resta a parler avec Gandalf - sauterent sur leurs pieds et firent de grandes piles de tout le materiel. Ils s'en furent ainsi sans attendre des plateaux, balançant d'une main des colonnes d'assiettes, chacune surmontee d'une bouteille, tandis que le hobbit courait apres eux, poussant presque des vagissements de peur : « Faites attention, je vous en supplie » et « Ne vous donnez pas la peine, je vous en prie, je peux tres bien me debrouiller tout seul ! » Mais les nains se mirent tout simplement a chanter. Ebrechez les verres et felez les assiettes ! Emoussez les couteaux et tordez les fourchettes ! Voila exactement ce que deteste Bilbo Baggins - Brisez les bouteilles et brûlez les bouchons ! Coupez la nappe et marchez dans la graisse ! Versez le lait sur le sol de la depense ! Laissez les os sur le tapis de la chambre ! Eclaboussez de vin toutes les portes ! Deversez les pots dans une bassine bouillante, Martelez-les d'une perche broyante ; Et, cela fait, s'il en reste d'entiers, Envoyez-les rouler dans le vestibule ! Voila ce que deteste Bilbo Baggins ! Aussi, attention ! Attention aux assiettes ! Et, bien sûr, ils ne firent aucune de toutes ces affreuses choses ; tout fut enleve et mis en sûrete avec la rapidite de l'eclair, tandis que le hobbit tournait en rond au milieu de la cuisine, s'efforçant d'observer leurs mouvements. Puis, ils revinrent et trouverent Thorïn en train de fumer sa pipe, les pieds sur la galerie du foyer. Il lançait les plus enormes ronds de fumee et, où qu'il leur dit d'aller, les ronds obeissaient : dans la cheminee, derriere la pendule, sous la table ou en grands cercles autour du plafond ; mais, où que ce fût, ils n'etaient pas assez rapides pour echapper a Gandalf. Pouf ! il envoyait un plus petit rond de fumee de sa courte pipe de terre juste au travers de chacun de ceux de Thorïn. Et puis les ronds de Gandalf devenaient verts et revenaient flotter au-des sus de la tete du magicien. Il en avait deja un nuage autour de lui et, dans la faible lumiere, cela lui donnait une apparence etrange de sorcier. Bilbo s'immobilisa pour regarder - il adorait les ronds de fumee - mais il ne tarda pas a rougir de la fierte qu'il avait montree la veille pour ceux qu'il avait envoyes dans le vent au-dessus de La Colline. - Et maintenant, de la musique ! dit Thorïn. Kili et Fili se precipiterent vers, leurs sacs, d'où ils rapporterent des petits violons ; Dori, Nori et On sortirent des flûtes de l'interieur de leur veste ; Bombur apporta du vestibule un tambour ; Bifur et Bofur sortirent aussi, pour revenir avec des clarinettes qu'ils avaient laissees parmi les cannes. Dwalïn et Balïn dirent: - Excusez-moi, j'ai laisse mon instrument dans le porche. - Apportez donc aussi le mien ! dit Thorïn. Ils revinrent avec des violes aussi grandes qu'eux et avec la harpe de Thorïn, enveloppee de toile verte. C'etait une magnifique harpe et, quand Thorïn pinça les cordes, la musique commença tout d'un coup, si soudaine et si douce que Bilbo oublia toute autre chose et se trouva transporte dans des regions sombres sous d'etranges lunes, bien au dela de l'Eau et tres loin de son trou de hobbit sous La Colline. L'obscurite entra par la petite fenetre qui ouvrait sur le côte de La Colline ; la lueur du feu vacilla - on etait en avril - mais ils continuaient a jouer, tandis que l'ombre de la barbe de Gandalf oscillait sur le mur. L'obscurite envahit toute la piece, le feu finit par s'eteindre, les ombres disparurent, mais ils continuaient a jouer. Et brusquement, l'un apres l'autre, ils se mirent a chanter tout en jouant de ces melodies gutturales que les nains chantent dans les profondeurs de leurs vieilles demeures ; et voici un exemple de leur chant, si tant est que cela puisse y ressembler en l'absence de leur musique : Loin au dela des montagnes froides et embrumees Vers des cachots profonds et d'antiques cavernes Il nous faut aller avant le lever du jour En quete de l'or pâle et enchante. Les nains de jadis jetaient de puissants charmes Quand les marteaux tombaient comme des cloches sonnantes En des lieux profonds, où dorment les choses tenebreuses Dans des salles caverneuses sous les montagnes. Pour un antique roi et un seigneur lutin, La, maints amas dores et miroitants Ils façonnerent et forgerent, et la lumiere ils attraperent Pour la cacher dans les gemmes sur la garde de l'epee. Sur des colliers d'argent ils enfilerent Les etoiles en fleur ; sur des couronnes ils accrocherent Le feu-dragon ; en fils torsades ils maillerent La lumiere de la lune et du soleil. Loin au dela des montagnes froides et embrumees Vers des cachots profonds et d'antiques cavernes Il nous faut aller avant le lever du jour Pour reclamer notre or longtemps oublie. Des gobelets ils ciselerent la pour eux-memes Et des harpes d'or ; où nul homme ne creuse Longtemps ils sont restes, et maintes chansons Furent chantees, inentendues des hommes ou des elfes Les pins rugissaient sur les cimes, Les vents gemissaient dans la nuit. Le feu etait rouge, il s'etendait flamboyant ; Les arbres comme des torches etincelaient de lumiere. Les cloches sonnaient dans la vallee Et les hommes levaient des visages pâles ; Alors, du dragon la colere plus feroce que le feu Abattit leurs tours et leurs maisons freles. La montagne fuma sous la lune ; Les nains, ils entendirent le pas pesant du destin. Ils fuirent leur demeure pour tomber mourants Sous ses pieds, sous la lune. Loin au dela des montagnes froides et embrumees Vers des cachots profonds et des cavernes obscures, Il nous faut aller avant le lever du jour Pour gagner sur lui nos harpes et notre or ! En les entendant chanter, le hobbit sentit remuer en lui l'amour des belles choses faites par le travail manuel, l'adresse et la magie, un amour feroce et jaloux, le desir empreint au cœur des nains. Alors, quelque chose de tookien s'eveilla en lui, et il souhaita aller voir les grandes montagnes, entendre les pins et les cascades, explorer les cavernes et porter une epee au lieu d'une canne. Il regarda par la fenetre. Les etoiles luisaient au-dessus des arbres dans le ciel noir. Il pensa aux joyaux des nains, scintillant dans des cavernes obscures. Soudain dans la foret au dela de l'Eau s'eleva une flamme - sans doute quelqu'un allumait-il un feu de bois - et il vit en imagination des dragons pillards s'installer sur sa tranquille Colline pour la mettre toute a feu. Il frissonna ; et, tres vite, il redevint M. Baggins de Bag-End, Sous La Colline. Il se leva, tremblant. Il se sentait une certaine velleite d'aller chercher la lampe et une velleite plus certaine encore d'en faire semblant, d'aller se cacher derriere les tonneaux de biere dans la cave et de n'en point remonter que tous les nains n'en fussent repartis. Il s'aperçut tout a coup que la musique et le chant avaient cesse et que tous le regardaient avec des yeux qui brillaient dans l'obscurite. - Où allez-vous ? demanda Thorïn, d'un ton qui laissait supposer qu'il devinait les deux aspects de la pensee du hobbit. - Si j'apportais un peu de lumiere ? dit Bilbo d'un ton d'excuse. - Nous aimons l'obscurite declarerent tous les nains d'une seule voix. L'obscurite pour les affaires obscures ! Il y a encore bien des heures d'ici l'aube. - Bien sûr ! dit Bilbo. Et il s'assit precipitamment derriere le garde-feu, culbutant avec fracas pelle et tisonnier. - Chut ! dit Gandalf. Laissez parler Thorïn ! Et voici comment Thorïn entama son discours : - Gandalf, nains et monsieur Baggins ! Nous voici tous reunis dans la maison de notre ami et compagnon-conspirateur ce tres excellent et audacieux hobbit - puisse le poil de ses pieds ne jamais tomber ! Louange a son vin et a sa biere !... Il s'arreta pour reprendre son souffle et attendre une remarque polie de la part du hobbit, mais les compliments n'avaient pas le moindre effet sur le pauvre Bilbo Baggins, qui agitait les levres en protestation contre l'appellation d'audacieux et, pis encore, de compagnon-conspirateur, encore qu'aucun son ne sortit tant il etait reduit a quia. Thorïn poursuivit donc : - Nous nous sommes reunis pour discuter de nos plans, de nos voies et moyens, de la politique a suivre. Peu avant le lever du jour nous allons partir pour notre longue expedition, une expedition dont certains d'entre nous - il se peut meme aucun (a l'exception de notre ami et conseiller, l'ingenieux magicien Gandalf) - ne reviendront peut-etre pas. C'est un moment solennel. Notre objet est bien connu de tous, j'imagine. Mais pour l'estimable M. Baggins et peut-etre aussi pour un ou deux des plus jeunes nains (je ne pense pas me tromper en nommant Kili et Fili, par exemple), la situation telle qu'elle se presente exactement en ce moment appelle peut-etre une breve explication... C'etait la le style de Thorïn, nain important. Si on lui en avait laisse la liberte, il aurait sans doute continue ainsi tant qu'il aurait eu du souffle, sans rien dire qui ne fût deja connu de tous. Mais il fut brutalement interrompu. Le pauvre Bilbo ne put en supporter davantage. Au ne reviendront peut-etre pas, il sentit monter en lui un cri, lequel cri ne tarda pas a s'echapper comme le sifflet d'une locomotive sortant d'un tunnel. Tous les nains sauterent en l'air, renversant la table. Gandalf fit jaillir une lumiere bleue du bout de sa canne, et, dans son eclat de feu d'artifice, on put voir le pauvre petit hobbit a genoux sur la carpette du foyer, tremblant comme une gelee fondante. Puis il s 'ecroula tout de son long sur le sol, criant sans arret : « Foudroye, je suis foudroye ! » Et ce fut tout ce qu'on put tirer de lui pendant un long moment. On s'en debarrassa donc en le portant sur le sofa du salon, où on le laissa avec une boisson a côte de lui, et tous retournerent a leur sombre affaire. - Quel garçon emotif, dit Gandalf, tandis qu'ils reprenaient place. Il a parfois de curieuses crises, mais c'est un des meilleurs, oui, un des meilleurs - aussi feroce qu'un dragon affame. Si vous avez jamais vu un dragon affame, vous concevrez que ce n'etait la qu'exageration poetique, appliquee a n'importe quel hobbit, fût-ce meme l'arriere-grand-oncle du Vieux Took, Bullroarer[2], lequel etait si enorme (pour un hobbit) qu'il pouvait monter un cheval. Il avait charge les rangs des gobelins du Mont Gram a la Bataille des Champs Verts et fait sauter la tete de leur roi Golfimbul d'un coup de gourdin. Laquelle tete avait vole cent metres dans l'air pour retomber dans un terrier de lapin ; et c'est ainsi que fut gagnee la bataille, tout en meme temps que fut invente le jeu de golf. Mais cependant, le descendant plus doux de Bullroarer se remettait dans le salon. Au bout d'un moment et apres avoir bu un petit coup, il se coula craintivement jusqu'a la porte du parloir. Voici ce qu'il entendit (c'etait Gloïn qui parlait) : - Hum ! (ou quelque ebrouement de ce genre). Croyez-vous qu'il fera l'affaire ? Gandalf a beau dire que ce hobbit est feroce, c'est possible, mais un seul cri tel que celui-la pousse dans un moment d'excitation suffirait a reveiller le dragon et toute sa famille et nous faire tous tuer. M'est avis qu'il etait davantage de peur que d'excitation ! En fait, n'eût ete le signe sur la porte, j'aurais ete certain que nous avions fait erreur sur la maison. Des le premier coup d'œil sur le petit bonhomme qui s'agitait tout haletant sur le paillasson, j'ai eprouve des doutes. Il a davantage l'air d'un epicier que d'un cambrioleur ! M. Baggins tourna alors la poignee et entra. Son côte Took l'avait emporte. Il sentait soudain qu'il se passerait de lit et de petit dejeuner pour etre juge feroce. Quant au « petit bonhomme qui s'agitait sur le paillasson », cela le rendait presque reellement feroce. A maintes reprises, par la suite, le côte Baggins devait regretter ce qu'il faisait a present, et il devait se dire alors : « Bilbo, tu as ete stupide ; tu es entre tout droit pour faire la betise. » - Excusez-moi d'avoir surpris vos derniers mots, dit-il. Je ne pretends pas comprendre de quoi vous parliez, ni votre allusion a des cambrioleurs ; mais je ne crois pas me tromper en pensant (c'etait ce qu'il appelait le prendre de haut) que vous me jugez incapable. Il n'y a aucun signe a ma porte - elle a ete peinte la semaine derniere - et je suis bien certain que vous vous etes trompes de maison. Des que j'ai vu vos drôles de tetes sur le seuil, j'ai eu quelques doutes. Mais faites comme si c'etait la bonne. Dites-moi ce que vous voulez, et je tâcherai de l'accomplir, dusse-je marcher d'ici a l'est de l'Est et combattre les sauvages vers dans le Dernier Desert. Un de mes arriere-arriere-grands-oncles, Bullroarer Took autrefois... - Oui, oui, mais ça, c'etait il y a bien longtemps, dit Gloïn. Je parlais de vous. Et je vous assure qu'il y a une marque sur cette porte - le signe habituel dans le metier, ou enfin qui l'etait. Cambrioleur desire bon boulot, comportant sensations fortes et remuneration raisonnable, voila ce qu'elle signifie couramment. Vous pouvez dire chercheur de tresor expert au lieu de cambrioleur, si vous le preferez. C'est ce que font certains. Pour nous, c'est tout un. Gandalf nous avait dit qu'il y avait ici un homme de ce genre qui cherchait un boulot immediat et qu'il avait menage une rencontre ici ce mercredi a l'heure du the. - Bien sûr qu'il y a une marque, dit Gandalf, je l'y ai mise moi-meme. Pour d'excellentes rai sons. Vous m'aviez demande de trouver un quatorzieme pour votre expedition, et j'ai choisi M. Baggins. Qu'un seul d'entre vous dise que je me suis trompe d'homme ou de maison, et vous pouvez vous en tenir a treize et encourir toute la malchance que vous voudrez, ou retourner a l'extraction du charbon. Il ecrasa Gloïn d'un regard si furieux et menaçant que le nain se tassa sur sa chaise ; et, quand Bilbo fit mine d'ouvrir la bouche pour poser une question, il se tourna et le regarda si severement, projetant en avant ses sourcils broussailleux, que le hobbit referma la bouche en faisant claquer ses dents et garda les levres serrees. - Bon, dit Gandalf. Assez de discussion. J'ai choisi M. Baggins, et cela devrait vous suffire, a tous tant que vous etes. Si je dis que c'est un cambrioleur, c'est un cambrioleur, ou il le sera le moment venu. Il y a beaucoup plus en lui que vous ne le soupçonnez, et passablement plus qu'il ne le soupçonne lui-meme. Vous me remercierez (peut etre) un jour. Et maintenant, Bilbo, allez chercher la lampe, que l'on fasse un peu de lumiere sur tout cela. Dans la lumiere d'une grande lampe a abat-jour rouge, il etala sur la table un morceau de parchemin qui ressemblait a une carte. - Ceci fut trace par Thror, votre grand-pere, Thorïn, dit-il en reponse aux questions impatientes des nains. C'est un plan de la Montagne. - Je ne vois pas trop en quoi cela pourra nous aider, dit Thorïn d'un air deçu, apres y avoir jete un coup d'œil. J'ai assez bon souvenir de la Montagne et de la region environnante. Et je sais où se trouvent Miroton et la Lande Dessechee, où se reproduisent les grands dragons. - Sur la Montagne est marque en rouge un dragon, dit Balïn, mais il sera assez facile de le trouver sans cela, si jamais nous arrivons jusque-la. - Il y a un point que vous n'avez pas remarque, dit le magicien, et c'est l'entree secrete. Vous voyez cette rune sur le côte ouest et la main qui la distingue des autres runes ? Elle marque un passage cache vers les Salles Inferieures. - Il a pu etre secret autrefois, dit Thorïn, mais comment savoir s'il l'est encore ? Le Vieux Smaug a vecu la assez longtemps pour decouvrir tout ce qu'il y a a connaitre de ces cavernes. - Peut-etre, mais il n'a pu l'utiliser depuis bien des annees. - Pourquoi donc ? - Parce que le passage est trop petit. « La porte a cinq pieds de haut et trois peuvent passer de front », disent les runes, mais Smaug ne pourrait ramper par un trou de cette dimension, pas meme quand il n'etait qu'un petit dragon, et certainement pas apres avoir devore tant de nains et d'hommes de Dale. - Cela me parait un tres grand trou vagit Bilbo (qui n'avait aucune experience des dragons, et seulement de trous de hobbits). Il oublia d'observer le silence, tant son interet etait de nouveau excite. Il adorait les cartes, et dans son vestibule en etait suspendue une grande representant tout le Pays d'Alentour, sur laquelle etaient tracees en rouge toutes ses promenades favorites. - Comment pourrait-on tenir une si grande porte secrete pour tous a l'exterieur, hormis le dragon ? demanda-t-il. (Ce n'etait qu'un petit hobbit, rappelez-vous.) - Il y avait bien des manieres, dit Gandalf. Mais laquelle a ete utilisee pour cette porte-ci, nous ne le saurons qu'en allant voir sur place. D'apres les indications de la carte, je penserais qu'il y a une porte fermee, qui a ete faite a la ressemblance exacte du flanc de la Montagne. C'est la la methode habituelle aux nains - je ne pense pas me tromper, n'est-ce pas ? - C'est tout a fait exact, dit Thorïn. - Et puis, poursuivit Gandalf, j'ai oublie de mentionner qu'avec la carte il y avait une curieuse petite clef. La voici ! dit-il, tendant a Thorïn une clef d'argent au long canon et aux bouterolles compliquees. Gardez-la soigneusement ! Oui, certes, dit Thorïn. Et il l'accrocha a une belle chaine qu'il avait au cou sous sa veste. - A present, les choses se presentent sous un meilleur jour. Cette nouvelle ameliore grandement les perspectives. Jusqu'a present, nous n'avions aucune idee claire sur ce qu'il convenait de faire. Nous pensions nous diriger vers l'est jusqu'au Long Lac, avec toute la prudence et le silence possibles. C'est apres cela que les difficultes commenceraient... - Ce ne sera pas tout de suite, pour autant que je connaisse les routes de l'Est, dit Gandalf, l'interrompant. - De la, nous pourrions remonter le long de la Riviere Courante, continua Thorïn sans preter attention, et gagner ainsi les ruines de Dale - la vieille ville qui se trouve la, dans la vallee, au pied de la Montagne. Mais nous n'aimons ni les uns ni les autres l'idee de la Porte Principale. La riviere en sort tout droit par le grand a-pic au sud de la Montagne, et c'est aussi par la que sort le dragon - beaucoup trop souvent, a moins qu'il n'ait change ses habitudes. - Cela ne servirait a rien, dit le magicien, tout au moins sans un puissant guerrier, pour ne pas dire un Heros. J'ai essaye d'en trouver un, mais les guerriers sont occupes a batailler entre eux dans des pays lointains, et dans cette region les heros sont rares, sinon simplement introuvables. Par ici, les epees sont pour la plupart emoussees, les haches, on s'en sert pour les arbres, et les boucliers servent de berceaux ou de couvercles de plats ; quant aux dragons, ils se trouvent a une distance tout a fait rassurante (et, partant, relevent de la legende). C'est pourquoi je me suis decide pour le cambriolage surtout quand j'ai repense a l'existence de cette Petite porte. Et voici notre petit Bilbo Baggins, le cambrioleur, le cambrioleur choisi et trie sur le volet. Ainsi donc, poursuivons et dressons des plans. - Bon, dit Thorïn, a supposer que l'expert-cambrioleur nous donne des idees ou fasse des suggestions. Il se tourna vers Bilbo avec une ironique politesse. - Je voudrais d'abord en savoir un peu plus long, dit celui-ci, tout confus et interieurement un peu tremblant, mais, jusque-la, toujours decide par son côte Took a poursuivre. Je veux dire en ce qui concerne l'or, le dragon et tout ça ; comment est-il venu la, a qui appartient-il, et ainsi de suite ? - Dieu me benisse ! dit Thorïn. N'avez-vous pas une carte ? N'avez-vous pas entendu notre chanson ? Et n'avons-nous pas parle de la chose toutes ces dernieres heures ? - Tout de meme, j'aimerais que tout cela soit clair et net, dit-il avec obstination, arborant sa maniere positive (d'ordinaire reservee aux gens qui essayaient de lui emprunter de l'argent) et faisant de son mieux pour paraitre sage, prudent et expert et etre a la hauteur de la recommandation de Gandalf. J'aimerais aussi savoir quels seront les risques, les debours, le temps requis, la remuneration, etc. (par quoi il entendait : « Qu'en retirerai-je ? et rentrerai-je vivant ? »). - Oh, bon ! dit Thorïn. Il y a longtemps, du temps de mon grand-pere Thor, notre famille fut chassee du Grand Nord et elle revint avec tous ses biens et ses outils a cette Montagne marquee sur la carte. Elle avait ete decouverte par mon lointain ancetre, Thraïn l'Ancien ; mais alors, ils creuserent des mines et des tunnels et bâtirent de plus grandes salles et de plus grands ateliers - en plus de cela, je crois qu'ils trouverent beaucoup d'or et beaucoup de pierres precieuses aussi. En tout cas, ils devinrent immensement riches et fameux ; mon grand-pere devint Roi sous la Montagne et il fut traite avec grand respect par les hommes qui vivaient vers le sud et s'installaient graduellement le long de la Riviere Courante jusqu'a la vallee au pied de la Montagne. Ils edifierent en ce temps-la l'aimable Dale. Les Rois avaient accoutume d'appeler nos forgerons et de recompenser tres richement meme les moins habiles. Les peres nous suppliaient de prendre leurs fils comme apprentis et nous payaient liberalement, surtout en vivres, que nous ne nous souciions jamais de faire pousser ou de nous procurer par nous-memes. Somme toute, ce fut pour nous un heureux temps, et le plus pauvre d'entre nous avait de l'argent a depenser ou a preter, et le loisir de fabriquer de beaux objets par simple plaisir, sans parler des jouets les plus merveilleux et les plus magiques, tels que l'on n'en trouve plus aujourd'hui dans le monde. Ainsi, les salles de mon grand-pere regorgeaient-elles d'armures, de joyaux, de ciselures et de coupes, et le marche aux jouets de Dale etait la merveille du Nord. « Ce fut sans nul doute ce qui attira le dragon. Les dragons volent aux hommes, aux elfes et aux nains l'or et les bijoux, partout où ils peuvent les trouver; et ils conservent leur butin tant qu'ils sont vivants (ce qui est pratiquement a jamais, a moins qu'ils ne soient tues), sans jamais en goûter le tintement d'airain. En fait, ils savent a peine dis cerner un beau travail d'un mauvais, encore qu'ils aient d'ordinaire une bonne idee de la valeur marchande courante ; et ils sont incapables de rien faire par eux-memes, fût-ce meme reparer une ecaille mal assujettie de leur armure. Il y avait en ce temps-la dans le Nord des quantites de dragons, et l'or s'y faisait sans doute rare, alors que tous les nains fuyaient vers le sud ou etaient tues, sans compter que le gaspillage et la destruction commis par les dragons empiraient de jour en jour. Il y avait un ver particulierement avide, fort et mechant, du nom de Smaug. Un jour, il s'envola et vint dans le Sud. La premiere annonce que nous en eûmes fut un bruit semblable a celui d'un ouragan en provenance du nord et le grincement et le craquement des pins de la Montagne sous l'assaut du vent. Quelques-uns des nains qui se trouvaient dehors (j'en etais par chance - beau gars aventureux a l'epoque, toujours le nez au vent, ce qui me sauva la vie ce jour-la) - or donc, d'une assez grande distance, nous vimes le dragon se poser sur notre montagne dans une trombe de feu. Puis il descendit la pente et, quand il atteignit les bois, ils se mirent tous a flamber. A ce moment, toutes les cloches de Dale sonnerent, et les guerriers prirent les armes. Les nains se precipiterent par leur grande porte ; mais le dragon etait la qui les attendait. Aucun ne s'echappa de ce côte. De la riviere s'eleva une grande vapeur ; un brouillard s'etendit sur Dale et du milieu de ce brouillard le dragon fondit sur eux et detruisit la plupart des guerriers - c'etait toujours la meme malheureuse histoire, trop courante en ce temps-la. Apres quoi, il retourna se glisser sous la Porte Principale et fit place nette dans tous les passages, les tunnels, les allees, les caves, les salles et les appartements. Il ne resta plus alors sous la montagne un seul nain vivant, et le ver s'empara de tous nos biens. Sans doute les a-t-il amasses loin a l'interieur en un seul grand tas dont il se sert comme de lit pour dormir, car c'est la façon des dragons. Par la suite, il prit l'habitude de se glisser la nuit hors de la grande porte et de venir a Dale, d'où il enlevait des gens, particulierement des jeunes filles, pour les devorer, jusqu'a ce qu'enfin la ville fût ruinee et tous les habitants morts ou partis. Ce qui se passe la-bas maintenant, je n'en sais rien de precis, mais je suppose que personne ne vit aujourd'hui plus pres de la Montagne que l'extremite du Long Lac. « Les quelques-uns d'entre nous qui etaient bien a l'exterieur s'assirent pour pleurer en cachette, maudissant Smaug ; et la, nous fûmes rejoints de façon inattendue par mon pere et mon grand-pere, dont les barbes etaient roussies. Ils avaient un air tres sombre, mais ils ne dirent que tres peu de chose. Quand je leur demandai comment ils s'etaient echappes, ils m'inviterent a me taire, me disant que je le saurais en temps utile. Apres cela, nous partimes, et nous dûmes gagner notre vie tant bien que mal en errant dans le pays, nous abaissant parfois jusqu'a la tâche de marechal- ferrant ou meme de mineur. Mais nous n'avons jamais oublie notre tresor vole. Et meme aujourd'hui que nous avons mis passablement de côte et que nous ne sommes pas si mal en point, je l'avoue (ici, Thorïn caressa la chaine d'or qu'il portait au cou), nous entendons toujours le recuperer et faire subir a Smaug, si nous le pouvons, l'effet de nos maledictions. « Je me suis souvent interroge sur la façon dont mon pere et mon grand-pere s'etaient echappes. Je vois maintenant qu'ils devaient disposer d'une porte derobee, d'eux seuls connue. Mais ils avaient apparemment dresse une carte, et j'aimerais savoir comment Gandalf s'en est empare, alors qu'elle aurait dû m'echoir, a moi leur heritier legitime. - Je ne m'en suis pas « empare », elle m'a ete donnee, dit le magicien. Votre grand-pere Thror fut tue par Azog le Gobelin dans les mines de Moria, vous vous en souvenez. - Oui, maudit soit-il, dit Thorïn. - Et Thraïn, votre pere, partit le 21 avril, il y a eu cent ans jeudi dernier, et vous ne l'avez jamais revu depuis lors... - C'est exact, oui, dit Thorïn. - Eh bien, votre pere m'a remis ceci afin que je vous le donne ; et si j'ai choisi mon propre moment et ma propre façon pour ce faire, vous ne sauriez m'en blâmer, vu la difficulte que j'ai eue a vous trouver. Votre pere ne se souvenait pas de son propre nom quand il m'a remis le papier, et il ne m'a jamais dit le vôtre ; de sorte que j'estime, somme toute, meriter des louanges et des remerciements ! Voici le document, dit-il, tendant la carte a Thorïn. - Je ne comprends pas, dit Thorïn. Et Bilbo eut le sentiment qu'il aurait aime dire la meme chose. L'explication ne semblait rien expliquer. - Votre grand-pere, reprit le magicien avec lenteur et severite, avait donne la carte a son fils pour plus de securite avant de se rendre aux mines de Moria. Apres la mort de votre grand-pere, votre pere s'en fut tenter sa chance avec la carte ; et il eut des tas d'aventures des plus penibles, mais il n'arriva jamais pres de la Montagne. Comment il y aboutit, je l'ignore ; toujours est-il que je le trouvai prisonnier dans les cachots du Necromancien. - Que diable faisiez-vous la ? demanda Thorïn avec un frisson. Et tous les nains fremirent. - N'importe. Je prenais mes renseignements, comme d'ordinaire ; et c'etait une vilaine et dangereuse affaire, certes. Meme moi, Gandalf, je n 'echappai que de justesse. J'ai essaye de sauver votre pere, mais il etait trop tard. Il avait perdu la raison ; il divaguait et avait presque tout oublie, hormis la carte et la clef. - Il y a longtemps que nous avons fait payer les gobelins de Moria, dit Thorïn ; il va nous falloir accorder une pensee au Necromancien. - Ne soyez pas absurde ! C'est un ennemi dont le pouvoir est bien au-dessus de tous les nains reunis, pût-on meme les rassembler de nouveau des quatre coins du monde. Le seul vœu de votre pere etait que son fils lût la carte et se servit de la clef. Le dragon et la Montagne sont des tâches plus que suffisantes pour vous ! - Ecoutez ! Ecoutez ! pensa Bilbo qui, par megarde, prononça ces mots a haute voix. - Ecoutez quoi ? dirent-ils tous, se tournant soudain vers lui. Et son trouble fut tel qu'il s'ecria : - Ecoutez ce que j'ai a dire ! - Et qu'est-ce que c'est ? demanderent-ils. - Eh bien, je trouve que vous devriez aller du côte de l'Est et examiner un peu les choses. Apres tout, il y a cette porte derobee, et les dragons doivent bien dormir parfois, je suppose. Si vous restez assez longtemps sur le seuil, je suis sûr que vous aurez une idee. Et puis, apres tout, je pense que nous avons assez discute pour ce soir, si vous voyez ce que je veux dire. Que penseriez-vous d'aller se coucher, de partir de bonne heure, etc. ? Je vous donnerai un bon petit dejeuner avant votre depart. - Avant notre depart, vous voulez dire, je pense, fit Thorïn. N'est-ce pas vous, le Cambrioleur ? Et ne vous revient-il pas de rester, vous, sur le seuil, si ce n'est de passer de l'autre côte de la porte ? Mais je suis d'accord pour le coucher et le petit dejeuner. J'aime avoir six oeufs avec mon jambon quand je pars en voyage : sur le plat, pas poches, et faites attention a ne pas les crever. Quand tous les autres eurent commande leur petit dejeuner, sans le moindre « s'il vous plait» (ce qui ennuya fort Bilbo), ils se leverent d'un commun ensemble. Le hobbit dut trouver une place pour chacun ; il remplit toutes ses chambres d'amis, fit des lits sur des fauteuils et des sofas, et, quand il eut enfin case tout son monde, il gagna son propre petit lit, tres fatigue et pas entierement heureux. Il etait une chose qu'il avait bien decidee : c'etait de ne pas se soucier de se lever tres tôt pour preparer le sacre petit dejeuner de tous les autres. L'influence Took s'effaçait, et il n'etait plus bien sûr de partir le lendemain matin pour un voyage quelconque. Couche dans son lit, il entendait Thorïn qui continuait a fredonner pour lui-meme dans la meilleure chambre, voisine : Loin au dela des montagnes froides et embrumees Vers des cachots profonds et d'antiques cavernes, Il nous faut aller avant le lever du jour Pour trouver notre or longtemps oublie. Bilbo s'endormit avec cet echo dans les oreilles et il en eut des reves peu agreables. Ce ne fut que longtemps apres le lever du jour qu'il s'eveilla